Rencontre avec Colette Poggi
Introduction
Ma première rencontre avec Colette Poggi date de 2016, à l’occasion d’une conférence sur Spanda, la vibration cosmique au festival du yoga de Paris. Dans la diversité de choix proposés dans ce genre de festival, on ne sait jamais vraiment pourquoi l’on choisit un thème plutôt qu’un autre, disons que j’ai suivi une intuition…
Au milieu du bruit (ceux qui ont déjà participé à ce festival sauront de quoi je parle!) j’ai quand même pu entendre sa parole et laisser résonner ses mots en Sanskrit.
J’ai pris des notes qui sont restées dans mon carnet mais je ne suis pas partie comme j’étais venue. J’ai quitté le festival avec une empreinte que je ne saurais décrire, c’était juste alors un pressentiment.
Quelques mois plus tard j’ai acheté un premier livre sur le Sanskrit (voir Bibliographie en fin d’article), puis je me suis inscrite à ses cours de Sanskrit par correspondance.
J’ai ensuite acheté un deuxième livre, magnifique! écrit en collaboration avec Eva Ruchpaul. Un de ces livres que l’on relit quand il nous appelle.
Puis j’ai plongé dans les autres, Colette publie un nouveau livre chaque année pour notre plus grande joie.
Naturellement, j’ai eu envie de la rencontrer, et elle a gentiment accepté c’était fin août 2020, au téléphone pour les raisons que l’on connait.
Bonjour Colette, on te présente souvent comme Indianiste et Sanskritiste, spécialiste du Shivaisme du Cachemire, comment te définirais-tu ?
J’ai appris le Sanskrit avec un maître indien qui m’a transmis cette langue comme une langue vivante.
Mon projet est de rendre les gens capables de comprendre les mots du Sanskrit et du Yoga et de leur permettre de se référer aux sources authentiques pour comprendre et interpréter par eux mêmes.
Ce que je transmets, ce sont des outils de compréhension pour que les personnes puissent passer d’un paysage à un autre paysage du corps grâce au Sanskrit.
La richesse du Sanskrit permet de traduire différemment chaque mot, ce qui nous donne comme un éventail de sens. Ces sens se révèlent selon les étapes de notre vie, de notre progression.
C’est réjouissant et jubilatoire pour moi de revenir aux racines des mots car chaque sutra possède en lui un mouvement dynamique qui s’anime comme un dessin animé.
La lecture d’un texte en Sanskrit est comme une chasse au trésor à travers l’experience du yogin. Chaque phrase est reliée comme les perles d’un mala.
Il ne faut pas lire les textes anciens comme des choses dépassées, d’un autre temps, bien au contraire. il y a dans les textes comme des germes que l’on retrouve, que l’on plante, et qui renaissent à nouveau.
Si l’on est touché, si on rentre en résonance avec un terme, cela crée une experience et même si l’on ne comprend pas tout ça nous transforme.
“Un texte peut nous réveiller, comme un gong”

Feuille-manuscript-Ṛgveda
Peux-tu nous parler de la manière dont tu abordes les textes que tu traduits
Les textes sont des musiques de sens qui nous éveillent à partir de vestiges très profonds qui sont déjà là. On ne fait que re-découvrir ce qui est dit.
Pour vivre cette expérience, il suffit de les considérer non comme comme exterieurs à nous mais comme une dimension de soi-même que l’on va vivre à travers la pratique. Et alors, l’attitude intérieure se métamorphose avec la connaissance. Cette saveur coparable à un fruit, une fleur, transforme l’acte l’agir.
Traduire un texte et le découvrir c’est entrer dans une dynamique de nouveauté. Si l’on trace le mot en calligraphie, on fait appel à la science des lignes qui sont appellées elle-mêmes des souffles, des énergies, des lignes de vérité. Il en va de même dans les asanas qui forment des figures géométriques symboliques. On se réfère à l’espace médian on prend conscience que l’on est en contact perpetuel entre la terre et le ciel.
Ma passion c’est de traduire des textes qui n’ont jamais été traduits. J’aime entrer en vibration avec l’âme de la personne qui a écrit il y a des centaines d’années. Je peux même ressentir à ce moment là un parfum incroyablement frais comme du jasmin et voir se deployer devant moi une figure cosmique comme Shiva qui danse le monde.
“Le Soi, l’essence de l’être est un danseur”

Shiva Nataraja, le seigneur de la danse
Quel chemin t’as amené au Yoga et au Sanskrit?
J’ai commencé le yoga à 18 ans avec François Lorin (formé par T.K.V Desikachar, fils de Shri Krishnamacharya) pour découvrir le souffle.
Dans la même période, j’ai pu découvrir le Hatha Yoga Pradipika et la Bhagavad Gita, puis je suis entrée à la fac à Aix en Provence pour y étudier le Sanskrit et c’est comme ca que l’aventure a commencé. Ma thèse portait sur Abhinavagupta (voir biblio en fin d’article). Puis j’ai déménagé à Paris pour rencontrer d’autres chercheurs. J’ai travaillé avec les chercheurs du CNRS puis écrit une seconde thèse. Je prépare cette publication sur la Conscience et la Reconnaissance de soi dans le Sivaïsme du Cachemire, elle devrait paraître en 2021
J’ai eu la chance de connaître Lililan Silburn qui fut une pionnière dans les recherches sur le Tantra, son parcours conciliait les voies de la connaissance et de l’expérience. Dés 1948 elle a soutenu une thèse “Instant et Cause. Le discontinu dans la pensée philosophique de l’Inde”. C’est à l’occasion de ses recherches qu’elle découvrit une branche peu connue de l’Hindouisme : le Shivaisme non dualiste du Cachemire. C’était une femme spontanée, pleine de simplicité et d’humour, généreuse, toujours prête à transmettre et à partager sa lumière intérieure. Je vous recommande la lecture de son ouvrage : La Kundalini, ou l’énergie des profondeurs : Etude d’ensemble d’après les textes du Sivaisme non dualiste du Kashmir
On lit beaucoup de bétises sur le Tantra, le Tantrisme, quelle définition pourrais-tu donner?
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Tantra
Tantra ( तन्त्र ), vient de la racine sanskrit TAN : tendre, trame, ce qui relie, Instrument pour relier l’homme à l’univers, l’ humain au divin.
Le Tantra est un mouvement religieux et spirituel datant du Ième-IIeme siècle de notre ère. Il vient après le Veda et les Upanishad. En Inde et dans les textes indiens, on considère que le Tantra existe de tout temps. Lorsque l’histoire du monde est interrompue par des périodes de crise, le Tantra ressurgit pour sauver l’humanité. C’est une des dimensions de la spiritualité indienne.
Le mot Tantrisme comme d’autres mots en “isme” comme Hindouisme n’existe pas en Inde. C’est un mot créé par les occidentaux.
Le Tantra se caractérise par le rôle fondamental joué par la Shakti, cette force qui nous fait ressentir l’univers comme un océan d’énergie.
Partant du principe que l’homme ordinaire ne vit pas pleinement la vie car son énergie est figée, comme enfermée dans une cuirasse, le Tantra propose un éventail de pratiques physiques et subtiles qui permettent d’agir au niveau des roues d’énergie du corps (Chakras).
Nous ne sommes pas des éléments séparés, des bulles d’eau isolées dans un océan mais des courants qui interagissent en osmose avec lui (microcosme/macrocosme).
Selon le Tantra, la réalité, dans tous ses registres, corps et esprit, est animée par une énergie universelle, invisible. La pratique sâdhanâ que propose les voies tantriques consiste à ressentir et vivifier cette onde de vie sous toutes ses formes : conscience, souffle, corps. Nous pouvons sentir vibrer, fulgurer, en nous cette énergie et cette conscience, qui nous traversent et qui ne nous appartiennent pas.
Nous avons la chance de disposer d’un corpus de textes importants écrits depuis des siècles, et mélant de nombreuses traditions que l’on rassemble sous le terme “des Tantras”.
Leur point commun toutefois et leur particularité par rapport à d’autres traditions, est qu’ils s’appuient sur des expériences vécues, rassemblées dans des textes, dans le but de transmettre des indications précieuses aux autres chercheurs de vérité. Je m’intéresse plus particulièrement aux textes d’un courant que l’on appelle le “Shivaisme du Cachemire” et qui est un courant trés proche du Bouddhisme Tibétain mais il y en a bien d’autres.
Il est plus juste de parler de différents mouvements, ou doctrines du Tantra.
Peux-tu nous dire quels sont les grands courants du Tantra?
On en compte 5 :
- Vishnou
- Shiva
- Ganesh
- Sûrya
- Shakti
Concrètement à quoi ressemble une pratique de Yoga selon cette tradition, celle du Tantra ?
Le Tantra joue avec les mêmes éléments que les autres Yoga, la triade corps, souffle, esprit.
Le Hatha Yoga est un enfant du Tantra, le Hatha Yoga Pradipika lui-même appartient à cette tradition du Tantra
Le Tantra et le corps
Le Tantra joue avec les limites que nous avons du temps, de la connaissance, de l’ego, du désir, pour nous aider à mieux appréhender la réalité à partir de notre corps qui est notre sanctuaire portatif.
Sharîra ( शरीर ) signifie Corps en Sanskrit. Le corps est ce qui “irradie de lumière » (shrî) au travers des 5 Koshas (enveloppes). La lumière étant énergie, le corps est donc une irradiation de lumière-énergie.
Âsana ( आसन ) signifie étymologiquement “manière d’être”, “le fait d’être en train de faire une action ». Le sens de ce mot déborde donc la simple séance. C’est un art de l’être.
La roue est un symbole qui permet de mieux saisir le rapport entre intériorité et extériorité. Il y a le centre, les rayons et la circonférence. Les rayons relient le dedans (le centre) au dehors (la circonférence), ils correspondent aux organes sensoriels, à la pensée, etc. Le centre est toujours là, toujours présent . Le yoga c’est être ainsi simultanément centre, rayon et circonférence, car la nature de la roue est de tourner, d’avancer, sur le chemin de la vie.
Ce yoga nous apprend à ne pas rester à la circonférence de la roue ce qui revient à être en souffrance car décentré (duh-kha) mais à se relier au moyeu au centre pour une meilleure présence au corps en mouvement. Cela génère alors su-kha un état bien centré, heureux.
Tantra, mantras, mandalas
En complément de la pratique des âsanas, on utilise les mantras, la vibration émise par leur prononciation ou même interiorisé comme le “om” pensé.
Le son donc mais aussi la vue, le travail avec les images, la visualisation des mandalas.
Lorsque l’on visualise un Yantra, une “contagion d’état spirituel” peut s’opérer entre le celui qui le visualise et celui qui a crée ou dessiné le Yantra. l’ objet spirituel, comme un lieu spirituel sert de medium et peut amener à l’ état recherché.
Le Tantrika reste dans le monde, il ne s’isole pas en ermite, il mène une vie normale en apparence mais sa vie est comme un pélerinage permanent où toute émotion, tout évènement est ressenti comme une expression de la conscience énergie.
Quand on est en contact avec quelque chose d’heureux on se sent comme dilaté car le cœur est ouvert. Tout se qui dilate l’âme ouvre ces centres. Le Tantra yoga est un Yoga de l’expérience, de l’émerveillement.
Selon les maîtres du Tantra, tel Abhinavagupta, cet émerveillement est la raison d’être de l’ expérience de l’art. J’ai le bonheur de pratiquer depuis longtemps la danse, le Qi Gong, la calligraphie. Tous ces arts ont donné lieu dans diverses cultures à des théories profondes; notamment dans le Shivaïsme du Cachemire. Pour ces maîtres, l’art épanouit les énergies de la conscience, comme le fait un rituel ou une pratique de Yoga.

Shri Yantra
Peut-on pratiquer seul ?
Le Tantra est une tradition qui se transmet de maître à disciple. Il peut arriver qu’une personne vive des expériences spontanées qui sont analogues à celles consignées dans les Tantras. Cependant la progression ne peut s’envisager que dans une relation avec un maître authentique. Le maître qui pourra transmettre de cœur à cœur et de souffle à souffle avec son élève. Une rencontre doit avoir lieu. Une fois que l’élève a aiguisé son discernement, il aura la possibilité de mieux comprendre les textes, les pratiques.
Vous pouvez lire un texte comme le Vijnana Bhairava Tantra, mais il est écrit dans un« langage crépusculaire » symbolique, ce qui empêche le non initié d’accéder à sa compréhension.
Le rite et l’initiation sont au coeur de cette voie, aussi l’élève interessé doit se mettre au diapason d’une pratique juste avec un maître.
Quels sont les bienfaits que l’on peut attendre de cette pratique ?
Le Tantra est une voie de connaissance et d’expérience qui se fonde sur la Shakti, l’énergie cosmique, qui, selon les textes, constitue le cœur de la conscience.
La connaissance procède ainsi d’une énergie transformatrice qui nous mène au delà de nos limites. Elle nourrit l’élan du coeur.
Pour celui qui ressent un jour cette vibration subtile, l’éveil est quasi-instantané, il reste cependant à approfondir et fortifier cette expérience. Alors, tout change : on ne « fait » plus le silence, c’est le silence qui s’établit en nous, si on lui en laisse la possiblité. On devient alors ce témoin (drashtâ) apaisé percevant la vibration universelle au cœur de soi. Il n’y a plus rien à faire. C’est cette reconnaissance simple qui nous est offerte. Voici comment, dans le Shivaïsme du Cachemire,les maîtres du Tantra expriment une expérience simple et décisive : vivre la vie à l’état pur. Leur vision du monde se résume ainsi :
“Jagat spandah ” l’Univers est vibration.
Quelle est ton actualité?
J’ai plusieurs ouvrages en cours d’écritures dont le prochain sortira en décembre 2020 sur la Bhagavad Gita avec une présentation graphique (voir biblio en fin d’article)
Pour 2020-2021, je propose sur Paris un cycle de conférence et d’ateliers “Aux sources du yoga”.
Les conférences sont diffusées en direct via Zoom pour les personnes qui ne sont pas sur la régio parisienne et disponibles en replay également.
Je donne aussi des cours de Sanskrits par correspondance. Pour plus de renseignements, contactez-moi
Je collabore avec l’institut Tantra Yoga qui est la 1ère école européenne dédiée au yoga du Cachemire. C’est un Yoga qui explore les asanas, le pranayama, les mantras et les textes sacrés. Cette école réunit les meilleurs spécialistes du yoga de la vibration :
- Eric Baret, Yoga de la « Non dualité » de Jean Klein
- Marie Claire Reigner, Pédagogie de la posture et techniques du souffle
- Patrick Torre, Yoga du Son, spécialiste des chants sacrés et mantra
- Colette Poggi, Philosophie Indienne
Biographie
Colette Poggi, est philosophe Indianiste et Sanskritiste. Spécialiste d’Abhinavagupta et du shivaïsme du Cachemire, elle poursuit ses recherches sur le Shivaïsme du Cachemire et la pensée indienne. Elles est docteure en Littérature et Civilisation Germaniques (Aix-en Provence, 1986) et en Philosophie comparée (Paris-IV Sorbonne, 1994).
Superbe article 🙏
Vibrant et plein de sensibilité. je vais creuser pour rencontrer Colette Poggi dans ses écrits. Merci pour cet article et cette transmission.
Je vous conseille ses livres et ses conférences, elle est passionnante